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À NOUS LE SPORT !
par
JEAN
DION
Il y a trois ans, alors que le prestigieux
(et lucratif ) Club de hockey Canadien
était à vendre, Patrick Duguay, président
du Chantier de l’économie sociale, m’avait
fait part d’une idée originale: et si on créait
une coopérative de consommateurs — de
partisans, en quelque sorte — pour acquérir
une partie de l’équipe et redonner à ceux qui
le soutiennent depuis un siècle un peu de
leur investissement, eux qui ne lésinent pas
sur les émotions et l’allégeance lorsqu’il est
question de hockey ? Après tout, faisait valoir
Patrick, on retrouve peu de véhicules iden-
titaires plus puissants que le CH au Québec;
de mon côté, je songeais qu’il ne serait en
effet pas négligeable, pour prendre un
exemple au hasard, de profiter d’un rabais
sur les onéreux hot-dogs du Centre Bell…
Utopique? Il est vrai que les grands circuits
sportifs professionnels en Amérique du
Nord ne voient pas d’un bon œil la participa-
tion directe du public à leurs affaires, quand
ils ne l’interdisent pas carrément. C’est qu’ils
devraient ouvrir leurs livres, comprenez-
vous, et on saurait à quoi s’en tenir lorsqu’ils
viendraient quémander de l’argent des
contribuables pour construire de nouveaux
stades, comme on rapporte qu’ils le font de
temps à autre sans exagérer.
Mais la participation citoyenne au merveil-
leux monde du sport existe bel et bien.
C’est vrai en Europe, où deux des clubs de
soccer les plus en vue au monde, le Real
Madrid et le FC Barcelone sont la propriété
d’actionnaires comme vous et moi — les
socios — qui élisent leurs représentants au
sein de la direction de l’équipe. C’est aussi
vrai plus près de chez nous.
Vous avez certainement vu, en 2010, les
Packers de Green Bay remporter le Super
Bowl. Les Packers se démarquent notam-
ment par l’enthousiasme délirant de leurs
supporters, qui se font un point d’honneur
de porter une grosse pointe de fromage
troué jaune sur la tête. Ils s’appellent les
Cheeseheads, et ils en sont fiers. Or Green
Bay est une ville d’environ 100 000 habitants.
Si un marché d’aussi petite taille arrive à
concurrencer des géants comme New York
et Chicago, c’est en raison du système mis
en place dans la Ligue nationale de football
de partage quasi intégral des revenus entre
ses équipes — télévision et produits dérivés,
notamment. Dans les années 1960, le com-
missaire de la NFL de l’époque, Pete Rozelle,
avait compris que sa ligue vendait d’abord
de la compétition et que s’il y avait trop
d’inégalités, elle perdrait beaucoup de clients.
Il avait été traité de communiste, mais son
idée a fini par passer, et la NFL croule
depuis sous les millions.
Et les Packers présentent une particularité
dans un univers où les sommes d’argent
évoquées frisent le déraisonnable: ils sont la
propriété de leurs fans, littéralement. Cela
remonte aux années 1920 quand, peu après
l’obtention d’une franchise de la NFL, le
fondateur de l’équipe Curly Lambeau s’est
retrouvé devant des problèmes financiers et
a fait appel au public en lui offrant d’acheter
des parts de l’équipe. Ce fut un succès, et
l’exercice s’est répété deux autres fois. Tout
récemment, une quatrième mise en vente a
permis de récolter 67 millions $ qui seront
consacrés à des rénovations au stade
des Packers.
Les parts, qui se vendaient cette fois 250 $
pièce, ne peuvent prendre de la valeur et ne
peuvent être vendues. Lorsqu’on en achète
une, on reçoit simplement un certificat
mentionnant que nous sommes l’un des
milliers de propriétaires des Packers de
Green Bay. On compte en ce moment 360
000 détenteurs de parts, répandus un peu
partout au Wisconsin mais aussi à travers les
États-Unis et au Canada.
Jean Dion vu par lui-même
Journaliste au Devoir depuis 20 ans,
ce qui ne le rajeunit vraiment pas.
A participé et continue de prendre
part à de multiples émissions de
radio et de télévision et de contribuer
à diverses publications. Demeure
intimement persuadé qu’avec un
coureur au deuxième but et aucun
retrait, il est primordial de frapper la
balle au sol du côté droit de l’avant-
champ. Dans sa liste de choses à faire
avant de passer de vie à trépas :
publier un recueil de poésie théorique,
prouver qu’il existe plusieurs internets
et présider la Corée du Nord.
Chez nous, dans la Ligue canadienne de
football, les Roughriders de la Saskatchewan
opèrent de façon similaire.
Peut-on faire un rapprochement entre le
fromage de Green Bay et la laiterie de
Gatineau ? Risquons-en un, et rêvons qu’un
jour, le monde ordinaire pourra non
seulement considérer le Canadien de
Montréal (ou les Nordiques de Québec,
pourquoi pas) comme sien, mais dire haut et
fort qu’il l’est. Vraiment.
COLLABORATION SPÉCIALE